Lors de Japan Expo 2022 nous avons pu rencontrer l’un des auteurs phares du journal de Spirou, Kenny Ruiz, qui travaille actuellement sur le manga Team Phoenix édité chez Vega Dupuis. Il a accepté de répondre à quelques unes de nos questions :
Quelles sont les BD qui ont accompagné votre enfance, avec lesquelles avez-vous grandi, quelles ont été vos influences ?
J’ai grandi avec beaucoup trop de BD, et de types très variés ! En Espagne, dans les librairies les types de BD ne sont pas délimités dans les rayons. En France vous avez un rayon comics, un rayon manga, un rayon BD… Chez nous tout est mélangé. J’ai donc lu des comics comme les X-Men ou les Avengers et en même temps de la BD européenne classique, y compris de la BD espagnole. Dans les années 90 sont apparus les mangas et mon premier coup de cœur a été Gunnm de Yukito Kishiro.
Quelle BD espagnole en particulier ?
Je lisais beaucoup trop Capitan Trueno ! C’est un personnage qui paraît très démodé aujourd’hui mais dont mon père achetait les aventures et que je lisais régulièrement. C’est une BD très très classique, qui raconte les aventures d’un croisé qui affronte les Maures. Les dessins et l’action y sont excellents. Le scénario moins… mais elle ne s’adressait pas vraiment aux enfants en fait. Je passais un temps fou à en observer les dessins !
Team Phoenix réunit des personnages créés par Osamu Tezuka. Vous êtes-vous inspiré de l’idée de Tezuka de réutiliser ses propres personnages d’une série à l’autre, comme s’ils étaient des acteurs à part entière ?
Absolument ! C’est le Star System de Tezuka ! Tezuka Production m’a envoyé un pitch dans un premier temps, m’expliquant qu’ils appréciaient mon personnage de Songoku paru dans Tezucomi et qu’ils souhaitaient créer une série regroupant les personnages de ce star system.

C’est donc l’idée originelle qui a donné lieu à la création de Team Phoenix ?
Ca en était le cahier des charges, d’une certaine manière. Ils voulaient une équipe de type Avengers, regroupant les personnages de Tezuka issus de séries différentes mais évoluant tous dans le même univers. L’œuvre de Tezuka est très variée : il y a de la SF, de l’historique… J’ai voulu créer un univers typé Star Wars, donc de genre space opera, présentant diverses planètes de cultures et de technologies très diverses, dont seraient issus les personnages.
Les personnages principaux de Tezuka sont très souvent accompagnés d’un sidekick, d’un acolyte : Astro a Uran, Black Jack a Pinoko… Ces personnages incarnent le côté moral; le côté cœur des histoires de Tezuka, quand le personnage principal en incarne l’action. J’ai voulu créer mon propre personnage, Fire, qui soit le sidekick, le cœur de tous les personnages de Tezuka présents dans Team Phoenix. Tous les personnages évoluent autour de Fire.

L’œuvre de Tezuka est immense : il a touché à tous les styles. Du coup certaines séries sont très adultes, tragiques, sombres, historiques et d’autres par contre destinées aux enfants. Quel est le lecteur cible, l’audience que vous souhaitez atteindre avec Team Phoenix ?
Bonne question ! J’essaie de créer un univers shônen, qui s’adresse aux enfants et aux adolescents mais en travaillant je me suis rendu compte qu’il est très difficile de combiner l’ univers de Black Jack, très sombre, à celui d’Astro. Ainsi Team Phoenix s’est avéré être un manga de type High Shônen, pour adolescents plus âgés, et adultes car le scénario en est assez complexe. J’essaie de trouver un ton qui allie les deux, mais l’histoire est plutôt seinen. Mais il m’est très difficile de travailler cet équilibre !
L’un des thèmes principaux de Team Phoenix est la robotique. C’est un thème très cher à Osamu Tezuka. Vous êtes-vous documenté sur la robotique moderne ou avez-vous adapté les recherches de Tezuka dans le domaine ?
Le sujet des robots est très actuel et moderne dans Team Phoenix ! En réalité, la science fiction présente dans Team Phœnix est complètement différente de celle de l’univers de Tezuka. Aujourd’hui nous avons le numérique et internet par exemple, L’imaginaire de Tezuka a été créé dans les années 50, donc très différent, peuplé de robots mécaniques. Dans Team Phœnix j’ai imaginé un univers où les robots conservent l’esprit de Tezuka, les robots ont des sentiments, peuvent être blessés, rêvent, sont un autre type d’êtres vivants. Ce ne sont pas seulement des outils. Je travaille plus exactement dans l’esprit de Tezuka lorsqu’il créa l’univers d’Astro.
L’équipe travaillant sur Team Phœnix est éparpillée partout dans le monde. Quelle est votre méthode de travail ?
Il y a d’abord Frédéric Toulemonde, qui est indispensable à la production. Il habite à Tokyo et parle japonais couramment, a sa propre publication, Euromanga, et a beaucoup d’expérience dans la traduction de BD en japonais. Il comprend très bien les problèmes que l’on peut rencontrer dans les changements de culture. Je crée mes designs, mes storyboards et mes scripts dans mon studio à Madrid et j’envoie le tout à Fred. C’est lui qui me donne les premiers feedbacks. Il est en contact avec Tezuka Production, qui lui donne un feedback, il en parle aussi avec Akita Shoten et Sato san qui est mon assistant pour les onomatopées en japonais. Tout m’est renvoyé après être passé entre toutes ces mains et à ce moment j’améliore le manga en fonction des retours obtenus, renvoie le travail effectué, encore et encore jusqu’à ce que tout le monde soit d’accord sur le contenu.

Avez-vous ajouté une touche européenne à la création de Team Phœnix ou vous pliez vous complètement au style manga tel que conçu par les mangakas japonais ? Surtout en termes de rythme ?
J’essaie de faire en sorte que le storytelling soit vraiment dans le style manga, mais pas parce que c’est un style japonais, plutôt parce que je pense que le manga est un langage universel qui parle aujourd’hui au plus de monde, et surtout à la nouvelle génération. Je pense que si les manga se vendent si bien dans les autres cultures, c’est parce qu’ils détiennent les clés d’une narration qui touche les nouvelles générations. Il m’est impossible de ne pas mettre un peu de style européen dans ma création puisque c’est dans mon ADN, par contre. J’ai travaillé chez Disney donc les mouvements de mes personnages ont été nécessairement influencés par exemple, quand le storytelling est vraiment 100% manga à mon avis. Toutes les influences, expériences et erreurs que j’ai pu faire ou vivre ont créé mon style.
Jusqu’à quel point avez-vous pu utiliser les personnages et l’univers de Tezuka ? A quel point Tezuka Production vous a laissé le champ libre ?
En travaillant en commun nous avons levé plusieurs pistes d’histoires possibles, et il est apparu que certains personnages ne pouvaient pas être dessinés, que Tezuka Production ne permettait pas d’utiliser tels quels certains personnages. Le Phénix, Oiseau de Feu est l’un d’eux. Il a été une grosse influence pour mon manga mais il m’a été impossible de le dessiner car Tezuka Production estime qu’il est trop essentiel à l’héritage d’Osamu Tezuka, ce que je comprends parfaitement. Parfois aussi on ne peut pas utiliser certains personnages car Tezuka Production n’en détient pas tous les droits. Il y a un contrôle de la façon dont les personnages réagissent, s’expriment dans Team Phœnix : Black Jack doit parler comme le ferait Black Jack. On ne peut pas utiliser telle ou telle expression sortant de sa bouche par exemple. Il est aussi essentiel qu’Astro soit dans le camp des gentils, qu’il soit la bonté même, qu’il n’ait pas une once de haine dans son cœur. Les fans de tel ou tel personnage de Tezuka doivent retrouver les réactions de leurs personnages favoris inaltérées. Si mon travail ne respecte pas ce cahier des charges, ce qui peut arriver, ils me conseillent sur la façon dont un personnage doit absolument se comporter. Si je n’ai pas le feu vert de Makoto Tezuka, je ne concrétise pas mon idée.
Vous avez dessiné dans d’autres styles. Quel est celui que vous préférez ?
Celui que j’ai au moment de la création ! Mon style s’adapte à l’histoire que j’écris à l’instant T. Mon style sur Télémaque est plus réaliste et sérieux que celui que j’ai aujourd’hui mais c’est parce que l’histoire le nécessitait. J’aime que mon style s’adapte à l’univers créé. Je n’ai donc pas vraiment de style personnel favori. Je me concentre vraiment sur l’instant présent, en termes de création.
Quel est votre principal outil de création ?
Exclusivement Clip Studio Paint ! C’est le must en matière de création de manga, il permet de travailler très rapidement à tous les niveaux du dessin par exemple, du croquis à la touche finale.
Propos recueillis à Japan Expo le 14 juillet 2022.
Le second volume de Team Phoenix vient de paraître aux éditions Vega Dupuis (8€ en édition classique et 45€ pour l’édition spéciale grand format en couleurs)
Kenny Ruiz est sur les réseaux sociaux : Twitter @KennyRuido et Instagram : kennyruido