Raphaël Lucas, loin d’en être à son coup d’essai en ce qui concerne l’écriture d’ouvrages consacrés à des développeurs ou des franchises de jeux vidéo, nous narre cette fois l’évolution des jeux Prince of Persia, toute en perspectives différentes, en points de vue successifs depuis 1989, sans omettre les autres médias qui se sont approprié la franchise le temps d’un long-métrage, par exemple. 33 ans de vie(s) d’un Prince aux succès certains, parfois entachée de projets moins flamboyants, mais permettant presque toujours à ses auteurs (Jordan Mechner, Patrice Désilets…) d’apporter de nouvelles pierres à un édifice aux fondations déjà très solides à la fin des années 80.
L’ouvrage retrace ces années d’évolutions en détaillant le développement des principales itérations de Prince of Persia à grands renforts d’interviews d’intervenants sur la franchise. Raphaël Lucas reconnaît avoir obtenu une dizaine d’heures d’entretiens avec le créateur original, Jordan Mechner : « C’est lui, le vrai fil conducteur du livre. Comme le Prince qui chemine de sa prison jusqu’au palais, on le suit de sa chambre d’enfance jusqu’aux studios de Disney, en passant par Montréal. Parler de POP, c’est parler avant tout de Mechner, de ses idées, de ses ressentis, de ses rencontres. D’autres destins viennent se lier au sien, ceux de Patrice Désilets, de Raphael Lacoste, de Ben Mattes… Des voix qui viennent dire leur version de ce personnage-concept-silhouette indéfinie qu’est le prince, leurs parcours à ses côtés. »
Ces entretiens permettent de documenter brillamment le propos de l’ouvrage puisque en six chapitres, Raphaël Lucas détaille et décortique l’évolution de la franchise, en réel passionné de jeux vidéo. Les titres Prince of Persia résonnent dans sa vie de joueur et de journaliste spécialisé : “Je fais partie de cette génération de joueurs, de journalistes spécialisés qui ont commencé à jouer au début des années 1980, quand tout était encore émergent, quand tout était encore embryonnaire, expérimental. Comme je le mentionne en toute fin de l’ouvrage sur Prince of Persia et ailleurs, j’ai été témoin, comme d’autres de mon âge, de l’évolution, de la transformation du jeu vidéo : d’un jouet pour enfants (les jeux électroniques, les Game & Watch, les premières consoles) à un média s’adressant à tous ; de productions artisanales créées par un seul programmeur à des superproductions ou AAA (voire AAAA aujourd’hui) impliquant des centaines de développeurs. Aussi, parler des jeux vidéo, c’est un peu parler de moi, de ce que j’ai vu et vécu avec ces mutations constantes dont j’ai été spectateur/lecteur/joueur, puis commentateur en tant que journaliste spécialisé depuis un peu plus de vingt ans maintenant.
Raconter l’histoire du jeu vidéo, que ce soit dans des livres, ou dans l’émission Retro Dash chez Gamekult, est pour quelque chose de naturel, d’évident. D’ailleurs, je n’ai écrit que sur des franchises, des développeurs qui ont, d’une manière ou un autre, traversé ma vie. Donc, oui, je suis passionné par l’histoire du jeu vidéo, mais parce qu’elle résonne en moi.” Raphaël Lucas a en effet eu la chance de pouvoir écrire un reportage en exclusivité mondiale sur le développement du jeu Prince of Persia (2008) pour le défunt magazine Joypad, comme il l’explique dans le livre.
Il nous fait également part du choix qui a été fait en termes de format : “C’est Third Editions, et plus particulièrement Mehdi, un de ses éditeurs, qui est venu me voir avec ce sujet. Il connaît mon intérêt pour l’Apple II, pour les micro-ordinateurs, et, en tant que journaliste, j’ai été le premier au monde à voir tourner Prince of Persia 2008, à discuter avec ses développeurs, à Montréal, avec Ben Mattes. Bref, il y avait une évidence à ce que je travaille sur ce projet, recontacte Désilets que j’avais déjà interviewé plusieurs fois à Montréal, ou encore Ben Mattes qui a quitté Ubisoft depuis de nombreuses années.”

L’ouvrage est également basé, et c’est un fait d’importance, sur des entretiens qui ne sont pas encadrés par des RP ou formatés par tel ou tel éditeur : “Ce sont des voix libres de s’exprimer, de raconter ce qu’il s’est réellement passé. C’est de l’humain qui se révèle au-delà des interviews promotionnelles.” L’angle du texte se fonde, par ailleurs, sur la couverture de la boîte du Prince of Persia original : “Ma méthode de travail : désordonnée vue de l’extérieur, mais j’ai tendance à la penser organique. Je m’explique. Passée la première phase de recherche (interviews, vidéo de jeu) et avoir (re)joué aux titres que je vais commenter, je laisse décanter les informations : il faut que le sujet vive en moi, que des réseaux d’idées se construisent. Et, là, sous la douche, là, en attendant un bus ou durant un trajet, là, durant un de ces temps morts de nos existences, il y a une phrase, un paragraphe qui surgit, une idée à suivre que je note. De là, j’écris mon introduction, cerne mon angle : comment raconter cette histoire, sous quel angle ? Sur L’œuvre de Peter Molyneux, je me suis emparé de la conception de l’histoire de Vico Giambattista pour séparer mon récit en trois parties distinctes : L’âge des dieux, l’âge des héros, l’âge des hommes, une segmentation qui correspond parfaitement aux trois phases de la carrière de Peter Molyneux, et aussi aux thèmes/mécaniques qu’il aborde dans ses œuvres : god game, RPG et jeux sur smartphones.
Pour Prince of Persia, tout est parti d’une illustration : ce mouvement capturé par Mechner au milieu des années 1980, ce saut qui figure sur la boîte de la version Mac du jeu original. Chaque chapitre se veut ainsi bond dans le temps, parfois dans l’espace, avec ce sable qui continuellement s’écoule jusqu’à la fin de l’expérience. Tout est bond, seul ou en duo, seul ou en équipe, dans le livre. Avec même des retours dans le passé, puisque tout est temps dans la franchise.”

Raphaël Lucas nomme ses chapitres avec beaucoup d’érudition, et on ne compte plus les références littéraires ou cinématographiques (pour ne citer que deux médias) qui parsèment le livre : “Ce sont des réflexes d’écriture, des références qui sortent, jaillissent comme ça, parce qu’elles résument bien l’idée d’un chapitre, d’un sous-chapitre. Lorsque je travaillais à Joypad, je m’amusais à écrire des textes avec des dizaines de références, de titres de films, de jeux, de livres qui, mis bout à bout, donnaient des phrases cohérentes. Comme une sorte de cut-up façon Burroughs. Personne ne s’en est rendu compte. C’est un jeu. Pour moi, l’écriture est un jeu, et j’essaie toujours de trouver un moyen amusant d’embarquer les lecteurs que ce soit par une métaphore qui coule tout du long du livre (la créature de Frankenstein pour Legacy of Kain, le saut de POP), ou des références musicales (Opéra/Queen pour Aux origines de Castlevania : Symphony of the Night)…”
Outre la documentation, la qualité de l’inspiration comme du style, et un contenu foisonnant d’informations passionnantes, Les Histoires De Prince of Persia s’offre le luxe de proposer un bel écrin. Third Editions a en effet fait imprimer ces quelque 190 pages sur du papier de bonne qualité intégrées dans une couverture rigide dont l’illustration de Raphael Lacoste (pour la version classique) rappelle parfaitement son sujet (et pour cause, il a travaillé en tant que directeur artistique sur la franchise). L’objet est agréable à prendre en main et à feuilleter, d’autant qu’un marque-page en tissu est intégré à l’ouvrage. On pourra tout de même regretter le manque d’illustrations dans les pages même du livre : on pense notamment à ce qu’auraient pu apporter des documents de game design ou de level design (architectural par exemple). Autre regret : Raphaël Lucas n’aborde pas du tout les versions PlayStation Portable ou Nintendo DS des titres Prince of Persia. Sans approfondir cette partie du sujet, il aurait été intéressant d’en savoir au moins un peu plus sur ces versions.
Les Histoires De Prince of Persia est un livre dédié à une franchise parfois intimement liée à la vie professionnelle et personnelle de son auteur, qui admet honnêtement dans sa postface que les jeux de la franchise ont toujours résonné en lui en “filigrane” au fil des années avant de prendre beaucoup d’importance sur le plan professionnel. Faisant la part belle aux différents développeurs qui ont donné vie au Prince de Perse à travers de longues heures d’entretiens exclusifs, l’ouvrage propose une documentation foisonnante, érudite et écrite avec un style d’une indéniable qualité, sans proposer toutefois d’illustrations. Certains processus de développement sont toutefois abordés en détail, faisant travailler l’imagination du lecteur ou de la lectrice. Les Histoires De Prince of Persia est ainsi à la fois une importante source de documentation pour qui s’intéresse à l’histoire du média et un ouvrage simplement passionnant à lire de bout en bout.
Les Histoires de Prince of Persia, Les 1001 vies d’une icône est publié chez Third Editions (en deux versions : Classique au prix de 24,90€ et First Print – incluant une couverture réversible, un ex-libris et le format numérique – au prix de 29,90€)